Le lundi 3 mars 1845, quelques jours avant Pâques, trois laïques, Jean-Léon Le Prevost, Clément Myionnet et Maurice Maignen s’étaient retrouvés à la chapelle des Lazaristes devant la châsse de saint Vincent de Paul, rue de Sèvres à Paris, pour recevoir la bénédiction de Mgr Angebault, évêque d’Angers.
Ce fut l’acte de fondation de notre Institut qui, à l’origine, s’est appelé Frères de St-Vincent de Paul.
Retraçons les grands moments de l’histoire de la fondation.
Depuis 1825, Jean-Léon Le Prevost, le futur fondateur de l’Institut, natif de Normandie, travaillait à Paris, au Ministère des Cultes. Il demeurait au 4, rue Cassette, près de l’église St-Sulpice. Le 25 avril 1830, comme beaucoup de Parisiens, il fut certainement impressionné par la procession solennelle des reliques de saint Vincent de Paul qu’on transférait de la basilique Notre-Dame à la chapelle de la rue de Sèvres. Ce n’était pas encore pour lui, l’heure de se mettre à l’école du grand saint de la charité, mais bientôt, il serait saisi par la grâce…
Depuis son arrivée à Paris, à deux pas de chez lui, au 18 de la rue Cassette, Le Prevost fréquentait le salon de Montalembert où se côtoient artistes, penseurs, écrivains, tels Eugène Boré, Lacordaire, Lamennais, le musicien Liszt ainsi que le cadet du groupe, un jeune universitaire, étudiant en droit, Frédéric Ozanam… On y discutait de politique, de changement de société, de catholicisme…
Même s’il est bouleversé par les évènements politiques et sociaux des années 1830, (Révolution de juillet – les Trois Glorieuses des 26-27-28 – chute de Charles X… révoltes en Belgique, en Pologne, capitulation de Varsovie), le jeune artiste, sensible et romantique à souhait, aspire en fait à d’autres choses qu’à la poésie et à la politique… Un ami, Charles Gavard, qui fréquentait lui aussi le salon de Montalembert, lui fait connaître un jeune poète angevin du nom de Victor Pavie. C’est à lui qu’il confiera, dans les premières lettres qu’il nous ait laissées, son cheminement spirituel.
Le Prevost délaisse peu à peu les rêves du romantisme et d’une liberté politique trompeuse et commence sa montée vers Dieu… son chemin de conversion et la recherche de sa vocation. Le 9 août 1832, il annonce à son ami Pavie qu’il est redevenu croyant.
Jean-Léon Le Prevost
La situation sociale en France, et particulièrement à Paris, est dramatique : les pauvres sont laissés à leur sort, l’industrialisation naissante commence à exploiter les ouvriers, et surtout les enfants, qui travaillent dans des conditions misérables, les artisans peinent à survivre.
Frédéric Ozanam, un jeune étudiant de la Sorbonne qui, avec un groupe d’amis se réunissait chez Emmanuel Bailly, dans un cercle d’études appelé «Conférence d’histoire», décide, pour défendre la foi catholique, de s’engager plus avant, sur le terrain du dévouement charitable.
Ainsi, le 23 avril 1833, jaillie du cœur aimant et zélé de Frédéric Ozanam, la « Conférence de Charité » est fondée, avec Bailly comme président.
À la même époque, Sœur Rosalie Rendu, Fille de la Charité de St-Vincent de Paul, montrait l’exemple de l’amour effectif cher à saint Vincent : elle soignait, nourrissait, apaisait et consolait les pauvres du quartier Mouffetard.
C’est elle, Sœur Rosalie, qui poussa ces jeunes étudiants à l’action concrète, et leur apprit à voir le Seigneur dans les pauvres, en les visitant, les respectant et les considérant comme des frères.
Puis une autre flamme surgit: cette fois-ci elle vient du cœur déjà conquis de Monsieur Le Prevost qui veut « donner une forme à sa foi ». Le Seigneur répond à son désir par une rencontre providentielle dans un petit restaurant de la rue des Canettes où il prenait souvent des repas avec son ami Levassor.
Frédéric Ozanam avait fondé la Conférence de Charité le 23 avril 1833. Quelques mois plus tard, en novembre de la même année, Jean-Léon Le Prevost , dans ce restaurant, est donc abordé par Frédéric Ozanam et ses jeunes compagnons qu’il connaissait chez Montalembert, et ses compagnons. L’échange est plus que cordial, les cœurs s’unissent autour de la même foi et du même élan de charité. Le Prevost est alors invité à faire partie de la nouvelle Conférence de Charité.
Par la suite il fera connaissance avec Emmanuel Bailly, dont la dévotion pour saint Vincent est manifeste.
M. Le Prevost est certainement très marqué par la vie de Monsieur Vincent, car, le 4 février 1834, inspiré d’une grâce de l’Esprit, il propose à la Conférence de Charité de prendre saint Vincent comme patron. La proposition est acceptée et un nouveau tournant est pris par la Conférence St-Vincent de Paul.
Et pour la première fois dans les procès-verbaux de la SSVP, le 8 décembre 1835, on parle de la « Société de Saint-Vincent-de-Paul, dont Emmanuel Bailly est président et M. Le Prevost vice-président » (jusqu’en 1839).
Un brin d’histoire charitable qui uni Ozanam et Le Prevost …
« Au cours de ses visites charitables, M. Le Prevost avait eu l’occasion de découvrir, près du Panthéon, rue des Grès, une maison de correction pour jeunes gens. Il conçut le projet de soutenir et de catéchiser ces jeunes détenus. Grâce à l’intervention de son ami avocat Levassor, M. Le Prevost en obtint la permission le 8 juillet 1834. Avec Ozanam et d’autres confrères, M. Le Prevost commença l’œuvre en août 1834. Les visites se poursuivront jusqu’en 1836 ».
Commentaire n. 57 des Lettres de JLLP.
À la fin de 1834, la Société de St-Vincent de Paul est devenue assez nombreuse pour que certains membres, dont M. Le Prevost, se posent la question : ne faut-il pas la diviser ? et même la diffuser dans toute la France ?
Le 17 février 1835, la décision est prise la SSVP se scinde en deux sections : St-Étienne-du-Mont avec Bailly et Ozanam, et St-Sulpice avec Levassor et Le Prevost.
Le 3 mars 1835, dix ans jour pour jour avant notre fondation, a lieu la première séance de la Conférence St-Sulpice. Le Prevost en deviendra président le 11 décembre 1836. C’est alors que, durant près de dix ans, le zèle et la créativité de M. Le Prevost l’amènent à se donner de cœur et d’âme aux œuvres de charité de la SSVP. La Conférence St-Sulpice méritera le beau titre de « reine des conférences ».
Dans l’esprit de saint Vincent de Paul, plusieurs petites œuvres voient le jour : pour les pauvres, les orphelins, les malades : la maison de la rue Copeau, le patronage des apprentis…
Au printemps 1843, un jeune homme de 21 ans se présente à l’appartement de M. Le Prevost, au 98 de la rue du Cherche-Midi. Il s’appelle Maurice Maignen. Il est né le 3 mars 1822 à Paris. Il a entendu parler de la Société de St-Vincent de Paul.
Il est allé à la chapelle de la rue de Sèvres,
« …où je savais que l’on gardait la châsse de saint Vincent de Paul. C’était encore un souvenir de mon enfance et un fait providentiel.Ma mère m’avait conduit à la procession solennelle qui eût lieu en 1830 pour la translation de ses reliques…je m’adressai à un bon frère Lazariste bien mal informé…car il se trompa et au lieu de l’adresse du président de la Conférence des Missions qui se réunissait rue de Sèvres, M. de Missol, il me donna celle de M. Le Prevost… »
Maurice Maignen deviendra rapidement un ami et un fils pour M. Le Prevost qui le ramènera à la pratique religieuse et l’accompagnera sur la voie de sa vocation.
Saint Vincent n’a pas fini d’inspirer M. Le Prevost. En avril 1844, il fonde l’œuvre de la Sainte-Famille. Le dimanche, au sous-sol de l’église St-Sulpice, il réunit les familles lles pluus pauvres pour leur apporter un peu de consolation et de formation chrétienne : prières, chants, causeries, loteries… M. Maignen aide M. Le Prevost dans cette œuvre qui se répand rapidement à d’autres paroisses.
« Il faudrait, déclare-t-il à Maignen, que Dieu fit surgir dans son Église, pour le salut des pauvres et des ouvriers, une société nouvelle de religieux, entièrement consacrés à ces œuvres, dont nous voyons la puissance, et, sur elles, la manifeste bénédiction de Dieu…Ce serait là, ami, les vrais moines du dix-neuvième siècle ».
« Ah ! s’écrie son jeune confident, s’il se trouvait jamais quelques hommes décidés à embrasser une vie pareille, je quitterais tout pour les suivre… »
Ce même jour de promenade de 1844, tout en continuant la conversation avec Maurice Maignen, Le Prevost lui raconte comment, un matin du mois de septembre, en sortant de la chapelle des Lazaristes, il avait été abordé par un membre de la Conférence St-Vincent de Paul d’Angers, désireux, lui aussi, de se consacrer à Dieu dans un nouvel Institut dévoué aux oeuvres ouvrières. Il se nomme Clément Myionnet, il a 32 ans.
La Conférence d’Angers avait vu le jour à la fin de 1838 grâce au concours de Florestan Hébert qui réunit trois autres compagnons, dont Clément Myionnet. En décembre, Victor Pavie s’était joint à eux et le groupe comptait déjà 36 membres.
En se donnant davantage aux pauvres, la vocation de Clément Myionnet se précise. Devant les difficultés de maintenir les œuvres, en particulier une maison de famille pour les jeunes en difficultés, Myionnet voit bien qu’il faut des hommes totalement donnés aux œuvres de jeunesse. Il en parle à son évêque, Mgr Angebault, qui l’encourage dans son entreprise. Mais les collaborateurs font défaut. Il demande à Mgr Angebault la permission de partir pour Paris, « là, dit-il, je trouverai quelqu’un qui a la même pensée que moi. J’en ai l’intime conviction ».
Après avoir prié à Notre-Dame des Victoires, Clément Myionnet rencontre un confrère d’Angers, le docteur Renier, qui lui parle de Jean-Léon Le Prevost. Myionnet se rend à sa maison de la rue du Cherche-Midi, mais M. Le Prevost est parti à Duclair.
Clément Myionnet reste à Paris et tente de rencontrer Le Prevost. À la 5e tentative, il le rencontre rue du Cherche-Midi. Ensemble ils se rendent à la chapelle de la rue de Sèvres, devant la châsse de M. Vincent.
Le 6 octobre 1844, Myionnet donne sa réponse définitive et le 20 janvier 1845 il quitte Angers et va assister à la messe au pied de la châsse de saint Vincent en compagnie de M. Le Prevost.
En 1844, la SSVP loue une maison au 24 rue du Regard pour y installer un patronage pour les apprentis. C’est dans cette maison que s’établira la première communauté naissante.
En réalité, dès 1842, M. Le Prevost songeait déjà à fonder une communauté religieuse. Dans ce but, il animait, une « réunion intime » de jeunes gens, chez M. de Missol, au 18, rue St-Sulpice. Parmi eux, un jeune architecte, Gardès, qui s’engagera aux côtés de C. Myionnet et M. Le Prevost, mais renoncera, au bout du deuxième jour…
Sollicité pour prendre la suite des Frères des Écoles qui doivent quitter la maison de la rue du Regard, M. Le Prevost franchit le Rubicon… il installe sa communauté rue du Regard. Sur le journal de l’Œuvre des Apprentis, il rédige en quelques lignes l’acte de naissance de sa famille religieuse :
« J.M.J. sancte Vincenti a Paulo, 1er mars 1845. Les Frères Myionnet et Gardès prennent possession d’une maison de la rue du Regard n° 16 louée par la Société de St-Vincent de Paul pour la réunion des apprentis qu’elle patronne. Les deux frères donneront leurs soins à ces enfants… »
C’était un dimanche, donc un jour de « patro », rue du Regard ! Avec ces fichus gamins que sont les petits Parisiens, M. Myionnet passe une journée…pénible, mais « enfin elle se passa ». Le soir, le voilà seul…dans la maison déserte et désertée par son compagnon, l’apprenti architecte reculant devant l’œuvre à édifier…
Invraisemblable réunion pour les débuts officiels d’une congrégation religieuse : elle n’est composée en fait que d’un membre totalement libre : les autres sont, soit marié, soit encore soutien de famille.
Les mots d’ordre de l’évêque d’Angers sont : courage et persévérance, car le « grain de sénevé va donner son fruit ». Et le soleil qui va faire croître cette humble semence jetée dans une terre encore pierreuse… en ce jour béni du 3 mars…à Dieu et à leurs frères…ils ont tous trois signé dans leur cœur l’acte de fondation, la parole est donnée, il faudra la tenir !
1er mai 1846 : il faudra attendre finalement quatorze longs mois après le 3 mars 1845,…pour que la patience des trois premiers Frères soit enfin récompensée. Ce jour-là, « premier jour du mois consacré à la Très Sainte Vierge », la solitude de Clément Myionnet prend fin : il accueille le fondateur de la famille dans « leur » maison de la rue du Regard. « Jour attendu si longtemps, jour à jamais béni« .
Pendant ce temps, la vie de Maurice Maignen continuait, entre son devoir d’état de fonctionnaire, sa famille, l’Œuvre de la rue du Regard, et la messe à la chapelle des Lazaristes. Il languissait de pouvoir rejoindre ses Frères, retenu auprès des siens par les liens du coeur…
Quand soudain, un quart d’heure d’héroïsme et le voilà libéré… le 2 septembre, il quitte son travail et sa famille et s’enfuit en Normandie pour y retrouver M. Le Prevost!
Le voilà, le lendemain, 3 septembre, à Duclair… sa décision est prise. Avec M. Le Prevost il s’agenouille devant le tabernacle de l’église du village, puis gagne Chartres pour y faire une retraite. Le 21 septembre 1846, Clément Myionnet le rejoint.
C’est durant cette retraite, que le 19 septembre, au sommet des Alpes, au village de La Salette, une belle dame adressait à deux humbles enfants un message de conversion et de réconciliation. C’était la Vierge Marie, Notre-Dame de La Salette.
Les Frères de Saint-Vincent de Paul accueillirent cet événement comme un signe du ciel ! M. Le Prevost fera ériger une chapelle à Vaugirard qui sera sa dernière demeure sur la terre.
Le 3 octobre 1846, avec l’entrée en communauté de M. Maignen, les trois Frères déjà unis par le cœur, le sont maintenant tout entiers, corps et âmes, à la maison de la rue du Regard.
Ce samedi 3 octobre, le Frère Le Prevost écrit dans le journal de communauté : « Le Fr. Maignen, au prix de grands sacrifices, et en brisant les liens naturels qui faisait obstacles à son dévouement, devient le troisième membre de la communauté ». « Les trois moines du XIXe siècle » sont maintenant établis dans la maison de la rue du Regard. Trois hommes si différents qu’ils vont devoir faire l’apprentissage de la vie commune, non sans peine, mais dans la charité…
Quelques mois plus tard, alors qu’il est à Duclair, en repos dans sa terre natale, le père de la famille, Jean-Léon Le Prevost écrit à ses fils Clément Myionnet et Maurice Maignen une de ses plus belles lettres. Elle nous donne ce que nous avons de plus beau: notre identité. Elle est, pourrait-on dire, écrite à deux mains… celle de Vincent de Paul et celle de Jean-Léon.
Duclair, 26 août 1847
Très chers et bien-aimés frères,
En sentant au fond du cœur une douce et pure joie de tous ces souvenirs, je bénis Dieu qui daigne former déjà en nous l’esprit de famille et consolider de jour en jour notre union. […]
Entrons dans ce mouvement, chers amis, sans hâte comme sans mollesse, suivant le pas de Dieu ; avec Lui, nous irons sûrement et nous atteindrons notre fin. Ne sentez-vous pas comme moi dans votre cœur une certaine puissance, une sorte d’aspiration d’avenir, un grand désir, une grande espérance ? Eh bien, le signe et la force de notre mission est là ; Dieu a mis en nous le désir pour que nous priions, l’espérance, pour que nous agissions ; prions de tout le souffle de notre âme, travaillons avec un saint courage, et marchons en confiance, car nous sommes dans la voie ; chaque pas nous porte au but.
Nous n’avons pas désespéré de notre temps, de notre pays, de nos frères, nous avons pensé que dans ce mouvement, vague et faible encore, du peuple vers la foi, il y avait quelque élan, quelque promesse féconde, nous ne serons pas trompés.
C’est la charité qui suscite tout autour de nous ; c’est elle qui réveille les âmes, les pousse et les rallie ; c’est elle aussi qui nous emporte et nous enveloppe dans son action ; la charité ne faillit pas et ne reste pas en chemin, une fois allumée, il faut qu’elle s’étende, brille et porte au loin sa chaleur. Tout aussi lui sert d’aliment. N’ayons donc pas peur, chers amis, ne regardons pas trop à notre indignité qui nous arrête souvent et nous rend timides ; la charité, comme la flamme, consume et purifie ; par elle, nous serons pénétrés, vivifiés, par elle nous serons transfigurés. Oh! que cette pensée nous anime et nous console. C’est la charité qui nous pousse et nous presse, nous sommes mus par elle ; par elle si ardente, si puissante ; par elle force, volonté, amour, amour infini, amour de Dieu ! […]
Le Seigneur nous ayant bien définitivement donnés les uns aux autres, nous ne saurions mieux entrer dans ses vues qu’en nous adoptant bien tendrement, bien fraternellement; je suis assuré que si nous avons le courage de nous aimer et de nous supporter les uns les autres avec charité, Dieu aussi nous supportera, nous aimera, nous confirmera dans notre mission, quelques qualités qui puissent nous manquer d’ailleurs; il me semble, pour ma part, bien chers amis, que j’y arriverai sans peine, tâchez de faire aussi votre moitié.
[…]
Votre ami et frère en N.S. Le Prevost
Maison Générale des Religieux de Saint-Vincent-de-Paul
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